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La librairie indépendante
13 avril 2007

Carrer Llibreteria

Haikú del jardí estèril

Planta el paleta

uns ferros verticals ;

mai flors eixiran.

Des chats s’enfuient dans les décombres, se terrent dans les cavités des gravats. On essaye en vain de les faire sortir avant de déblayer tout cela au bulldozer. Un dragon jaune croque à pleines dents le béton armé. Coupe sombre dans le texte de la ville. Un pan de mur resté debout, vaguement étayé, étale son damier terne de papiers peints mal arrachés. Quelques jours plus tard, on trouve une nécropole gallo-romaine là-dessous : quelques crânes, des pots, nulle Pierre de Rosette. Après les fouilles, la construction va commencer. La caméra s’attache longuement aux visages des habitants du Barrio Chino, des passants, de ceux qui ne retrouvent plus leur chemin dans la ville éventrée, recueille les regards, les paroles, puis glisse un moment sur les graffiti qui couvrent les palissades alentour. Le documentaire montre ensuite l’édification d’un immeuble de standing dans ce quartier de Barcelone en cours de réhabilitation. Ces images lentes et minutieuses, diffusées récemment, très tard, sur une chaîne franco-allemande, ont imprégné ce qui me reste de Barcelone d’une odeur fade de ciment frais. Je peine à retrouver mémoire de la saveur terreuse de l’orxata de xufla que l’on servait à la louche dans des bars entièrement carrelés de blanc. 

L’an dernier, le 21 avril 2001, le marché aux fleurs de Mercabana a brûlé. Deux jours avant la diada de Sant Jordi, des centaines de milliers de roses sont parties en fumée. Elles étaient principalement destinées aux petits vendeurs occasionnels qui courent les rues, aux associations diverses dont les stands éclosent sur les places, aux gitanes qui proposent des roses sur les ramblas. L’incendie a été attribué à un court-circuit. On dit aussi que l’accident permettra de moderniser les installations obsolètes du marché de gros. Il est en tout cas certain qu’il a profité aux fleuristes, qui avaient, eux, approvisionné leurs chambres froides quelques jours auparavant. Cette année, le marché des roses devrait être plus calme. Pour accompagner le livre que l’on offre à une personne aimée, le 23 avril, jour de  la Sant Jordi, la rose normale devrait se négocier entre 0,30 et 1,40 euros. Pour les très belles roses fournies par les fleuristes, compter au moins le double. 

Une Fête des Roses, coïncidant avec la Saint Georges et le retour du printemps, existe en Catalogne depuis le XVème siècle : à Barcelone, on offrait une rose à sa bien-aimée sous la protection de Sant Jordi, patró dels enamorats. Ce jour-là, du côté de Girona et Figueres, on se levait tôt : les garçons à marier pouvaient entrer dans les maisons, tirer les filles du lit et les faire danser en chemise dans la rue. Des rites saisonniers célèbrent ainsi depuis longtemps Sant Jordi en Catalogne. Saint Georges, cavaller sense por, toujours représenté à cheval, la lance à la main, terrasse donc le dragon et délivre la princesse. Les goigs, innombrables chants de louanges à sa gloire, insistent sur le caractère collectif du miracle : à travers la princesse, c’est tout un peuple qu’il sauve et convertit. La dévotion des rois catalans du Moyen-Âge l’associait à la lutte contre les infidèles. Les comtes de Barcelone adoptent sur leurs armoiries le saint patron de la ville. Le mouvement littéraire de la  Renaixança, pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, fait de Sant Jordi un symbole de l’identité catalane. Sous Franco, les goigs permettaient, sous couvert de célébration religieuse, l’expression du catalanisme militant. En 1926, la Chambre des Libraires de Barcelone crée le Jour du Livre pour la Sant Jordi. Sur proposition du gouvernement de la Généralité, la date du 23 avril, qui est aussi l'anniversaire de la mort de cervantès et de Shakespeare, a été déclarée par l'UNESCO en 1996 Journée Mondiale du Livre. C’est en se souvenant de ce goig adressé à Sant Jordi que l’on va fêter le livre et la rose :

Per aixo quan la ginestra

i les roses han florit

arriba la vostra festa

com un goig de l’esperit.

 

( « Ainsi quand le genêt et les roses sont fleuris, votre fête arrive et c’est une joie pour l’esprit »).

Avec le retour du printemps, dans une réjouissante odeur de rose, les journaux offrent un livre en cadeau, les enfants des écoles sont dans la rue et chahuetent devant les étals des librairies où sont organisées rencontres avec des écrivains, conférences, tertulies littéraires. C'est le Salon du Livre au soleil, en plein air. Barcelone fête tous les livres.


La diversité des styles convient autant aux roses qu’aux livres. Sans parler de la rosa sempiterna,/che si digrada e dilata e redole/odor di lode al sol che sempre verna qui fleurit au Chant XXX du Paradiso, de la rose gratte-cul à la rose trémière, de la rose que Tournesol offre à la Castafiore à celle d'Alice,des roses heureuses de l’adolescence que chante Maldoror à la rose alanguie aux feuilles floches et tombantes du Journal des Goncourt, la roseraie se développe comme une bibliothèque. On s’y perd en rêveries analogiques, l’écrivain horticulteur tirant à force de boutures, marcottes, tailles et rempotages un livre, extrait du terreau fertile des dictionnaires et de la mémoire. On a lu dans Proust que les roses peintes par Eltsir sont une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses. La rose mallarméenne, absente de tous bouquets, n’est pas loin. 

À la recherche de quelques autres fleurs parfumées à enfiler pour compléter cette guirlande anthologique, j’ai retrouvé, recopiés dans un vieil agenda, quelques vers des poèmes que Rilke a consacré, en français, à la rose : Je te vois, rose, livre entrebâillé,/qui contient tant de pages/de bonheur détaillé/qu'on ne lira jamais. Livre-mage,/qui s'ouvre au vent et qui peut être lu/ les yeux fermés... À côté, à la date du 23 avril 1997, c’était un mercredi, les horaires d’un vol Florence-Barcelone. En marge, l’adresse de Rosita, entre la Generalitat et le Passeig dels Àngels, dans le Carrer Llibreteria. Plus bas, une autre bribe rilkéenne : Une rose seule, c'est toutes les roses/et celle-ci : l'irremplaçable,/le parfait, le souple vocable/encadré par le texte des choses./Comment jamais dire sans elle/ce que furent nos espérances,/et les tendres intermittences,/dans la partance continuelle, et dans l’angle inférieur droit l’horaire du retour. Au n°8 de la rue, il y avait le Forn Sant Jordi, boulangerie proposant madeleines, coques et le roboratif Pa de Sant Jordi, pâte un peu briochée en bandes bicolores figurant grâce au safran et à la sobressada l’or et le vermillon du drapeau catalan. Partout dans la rue, on vendait des livres et des roses. Rue de la Librairie, des roses sans pourquoi fleurissaient simplement dans la nuit. Je faisais miennes les paroles ailées de Johann Scheffer, Die Ros’ist ohn’warum/sie blühet weil sie blühet,/Sie acht’t nicht ihrer selbst,/fragt nicht, ob man sie siehet, même si le titre du recueil où on les trouve (Cherubinicher Wandersmann, 1657), et le pseudonyme de l’auteur (Angelus Silesius) me semblaient alors friser le canular.

 

Rilke a épuisé jusqu’à l’anémie la rose, sommeil de personne sous tant de paupières. Censés recueillir et conserver l’ultime essence exprimée par la rose, ces textes que je retrouve aujourd’hui ont la persistante fadeur d’un pot pourri oublié parmi de vieux livres, la fade amertume des amours mortes. L’édition spéciale d’un quotidien du matin, parue il y a plus de vingt ans parfumée à la rose, est aujourd’hui complètement éventée. Les pétales des roses que l’on fait sécher tête en bas (sinon elles pourrissent), ont la même fragilité cassante que les feuillets des livres anciens imprimés sur un papier trop acide. Sur les pages des gros bouquins où on les aura mis à la presse, les pétales de rose diaphanes se fondent en une troublante coalescence avec le texte imprimé, laissant une infime tâche brunâtre là où ils ont disparu. 

  Je ne connais pas d’image qui traduise mieux ce que je cherche à dire quela Vanité avec crâne, livre et roses de David de Heem que l’on peut voir au Nationalmuseum de Stockholm. 

Autant se placer alors sous de nébuleux auspices et déchiffrer la grammaire des nuages et la rose des vents, comme nous y invite l’Atlas internacional dels núvols i dels estats del cel, publié à Barcelone en 1935. La planche n°45 présente une photographie du ciel de Barcelone le 9 novembre 1923 à 8h10. Au dessous, un schéma en propose l’analyse ainsi légendée : Altostratus opacus. La couche nuageuse couvre tout le ciel, mais son épaisseur est très variable. En G, une épaisseur très sombre ; en E, une zone mince. Le soleil fait encore une tâche lumineuse (S) autour de laquelle apparaît la structure fibreuse du nuage. Mais il est évident que si l’astre passait derrière G, il serait entièrement recouvert. Dans la lumière précaire, on reconnaît la silhouette du quartier populaire de Poblenou : cheminées d’usines, immeubles d’habitation, structure métallique d’un gazomètre, entrepôts avec leur raison sociale visible sur un fronton. Dans une filature, une jeune fille d'une quinzaine d'années est déjà au travail. Elle a séjourné en France pendant la Prmierre Guerre, enfant. Sa grande sœur y est retournée pour s’y marier. Restée à Barcelone, elle entretient son français par la lecture de romans à l’eau de rose. Quand je l’ai connue, lors de mes premiers séjours en Catalogne, Poblenou avait gardé son aspect antique, sa grisaille, ses rues courant vers la mer arrêtées brusquement par le mur d’une usine. Sur la terrasse, Carrer Lutxana, une forêt d’antennes de télévision ajoutait juste une frange indécise à la silhouette du quartier contre le ciel. On capte bien l’eau des nuages avec de grands filets tendus aux cols arides du Pérou ou du Chili. Elle est morte il y a quelques années.

 

On rature le quartier populaire de Poblenou. On a rasé des usines, abattu des murs, prolongé la Diagonal jusqu'à la mer, loti, tamisé et damé le sable des plages. Un projet de tours est pour le  moement bloqué par les protestations des habitants du quartier. Le Carrer Llacuna est en sursis.

l

Une image me fascine comme un souvenir d'enfant effacé. C'est un bois gravé de Miquel Clivillé, De Cara al Mar (Face à la Mer), couverture de la revue Poble Nou, n°15, juillet 1925 : il montre une fenêtre ouverte sur la mer. Sur le balcon, dans deux pots, une rose en bouton et une rose épanouie. Dans le ciel, quatre étoiles brillent. Sur une mer agitée où des vagues obstinément s’enroulent, un bateau glisse, et sa voile gonflée occupant toute la partie supérieure du cadre cache la cinquième étoile qui formerait avec les autres le W perecquien de Cassiopée.

 

Dans l’espace lacunaire, sur des caillebottis, avec Rosita, je longe lentement la langue littorale de Poblenou. La rose des vents tourne et profite aux véliplanchistes. Face à la mer, je rêve à d’autres voiles littérales. Dans le ciel gris, sans étoiles, passent à l’infini les signes contradictoires des nuages, e il naufragar m’è dolce in questo mare. Je ne suis plus retourné à Barcelone depuis. Avant de partir je suis allé seul revoir, au parc Güell, le dragon que Gaudí a couvert d’écailles de faïence multicolore.

 

Tanka del retorn

 

D’un verd tant fràgil

el fullam impassible

reflecteix el cel.

Així la primavera

pot néixer en la grisor ?

Note : les deux poèmes catalans liminaires sont extraits du recueil de Bernard Cassaigne, Abrégé des chemins, Vouvray, février 2002. L’auteur en propose une traduction provisoire :

 

Haïku du jardin stérile. 

Le maçon plante

des fers verticaux ;

jamais n’en sortiront des fleurs.

Tanka du retour.

D’un vert si fragile,

le feuillage impassible

reflète le ciel.

Ainsi donc le printemps

peut-il naître dans la grisaille ?

Le tiré à part de cette nouvelle vous est offert par Rémi Cassaigne, les éditions Denoël et la Librairie des Abbesses

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