Carrer Llibreteria
Haikú
del jardí estèril
uns
ferros verticals ;
mai
flors eixiran.
L’an dernier, le 21 avril 2001,
le marché aux fleurs de Mercabana a
brûlé. Deux jours avant la diada de Sant Jordi, des centaines de milliers
de roses sont parties en fumée. Elles étaient principalement destinées aux
petits vendeurs occasionnels qui courent les rues, aux associations diverses
dont les stands éclosent sur les places, aux gitanes qui proposent des roses
sur les ramblas.
L’incendie a été
attribué à un court-circuit. On dit aussi que l’accident permettra de
moderniser les installations obsolètes du marché de gros. Il est en
tout cas
certain qu’il a profité aux fleuristes, qui avaient, eux, approvisionné
leurs
chambres froides quelques jours auparavant. Cette année, le marché des
roses
devrait être plus calme. Pour accompagner le livre que l’on offre à une
personne aimée, le 23 avril, jour de la Sant Jordi, la rose normale
devrait se négocier entre 0,30 et 1,40 euros. Pour les très belles
roses fournies par les fleuristes, compter au moins le double.
Une Fête des Roses, coïncidant
avec la Saint Georges
et le retour du printemps, existe en Catalogne depuis le XVème siècle :
à Barcelone, on offrait une rose à sa bien-aimée sous la protection de Sant
Jordi, patró dels enamorats. Ce jour-là, du côté de Girona
et Figueres, on se levait tôt : les garçons à marier pouvaient entrer dans
les maisons, tirer les filles du lit et les faire danser en chemise dans la
rue. Des rites saisonniers célèbrent ainsi depuis longtemps Sant Jordi en
Catalogne. Saint Georges, cavaller sense
por, toujours représenté à cheval, la lance à la main, terrasse donc le
dragon et délivre la princesse. Les goigs,
innombrables chants de louanges à sa gloire, insistent sur le caractère
collectif du miracle : à travers la princesse, c’est tout un peuple qu’il
sauve et convertit. La dévotion des rois catalans du Moyen-Âge l’associait à la
lutte contre les infidèles. Les comtes de Barcelone adoptent sur leurs
armoiries le saint patron de la ville. Le mouvement littéraire de la Renaixança,
pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, fait de Sant Jordi un
symbole de l’identité catalane. Sous Franco, les goigs
permettaient, sous couvert de célébration religieuse,
l’expression du catalanisme militant. En 1926, la Chambre des Libraires
de
Barcelone crée le Jour du Livre pour la Sant Jordi. Sur proposition du
gouvernement de la Généralité, la date du 23 avril, qui est aussi
l'anniversaire de la mort de cervantès et de Shakespeare, a été
déclarée par l'UNESCO en 1996 Journée Mondiale du Livre. C’est en se
souvenant de ce goig
adressé à Sant Jordi que l’on va fêter le livre et la rose :
Per aixo quan la ginestra
i les roses han florit
arriba la vostra festa
com un goig de l’esperit.
( « Ainsi quand le genêt
et les roses sont fleuris, votre fête arrive et c’est une joie pour
l’esprit »).
Avec le retour du printemps, dans une réjouissante odeur de rose, les
journaux offrent un livre en cadeau, les enfants des écoles sont dans
la rue et chahuetent devant les étals des librairies où sont organisées
rencontres avec des écrivains, conférences, tertulies littéraires. C'est le Salon du Livre au soleil, en plein air. Barcelone fête tous les livres.
La diversité des styles
convient autant aux roses qu’aux livres. Sans parler de la rosa sempiterna,/che si digrada e dilata e redole/odor di lode al
sol che sempre verna qui fleurit au Chant XXX du Paradiso, de la rose gratte-cul à la rose trémière, de la rose que
Tournesol offre à la Castafiore à celle d'Alice,des roses heureuses de l’adolescence que chante Maldoror à la rose alanguie aux feuilles floches et
tombantes du Journal des
Goncourt, la roseraie se développe comme une bibliothèque. On s’y perd en
rêveries analogiques, l’écrivain horticulteur tirant à force de boutures,
marcottes, tailles et rempotages un livre, extrait du terreau fertile des
dictionnaires et de la mémoire. On a lu dans Proust que les roses peintes par
Eltsir sont une variété nouvelle dont ce
peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses.
La rose mallarméenne, absente de tous
bouquets, n’est pas loin.
À la recherche de quelques
autres fleurs parfumées à enfiler pour compléter cette guirlande anthologique,
j’ai retrouvé, recopiés dans un vieil agenda, quelques vers des poèmes que
Rilke a consacré, en français, à la rose : Je te vois, rose, livre entrebâillé,/qui contient tant de pages/de
bonheur détaillé/qu'on ne lira jamais. Livre-mage,/qui s'ouvre au vent et qui
peut être lu/ les yeux fermés... À côté, à la date du 23 avril 1997,
c’était un mercredi, les horaires d’un vol Florence-Barcelone. En marge,
l’adresse de Rosita, entre la Generalitat et le Passeig dels Àngels, dans le Carrer Llibreteria. Plus bas, une autre
bribe rilkéenne : Une rose seule,
c'est toutes les roses/et celle-ci : l'irremplaçable,/le parfait, le
souple vocable/encadré par le texte des choses./Comment jamais dire sans
elle/ce que furent nos espérances,/et les tendres intermittences,/dans la
partance continuelle, et dans l’angle inférieur droit l’horaire du retour.
Au n°8 de la rue, il y avait le Forn Sant
Jordi, boulangerie proposant madeleines, coques et le roboratif Pa de
Sant Jordi, pâte un peu briochée en bandes bicolores figurant grâce au
safran et à la sobressada l’or et le
vermillon du drapeau catalan. Partout dans la rue, on vendait des livres et des
roses. Rue de la Librairie,
des roses sans pourquoi fleurissaient
simplement dans la nuit. Je faisais miennes les paroles ailées de Johann
Scheffer, Die Ros’ist ohn’warum/sie
blühet weil sie blühet,/Sie acht’t nicht ihrer selbst,/fragt nicht, ob man sie
siehet, même si le titre du recueil où on les trouve (Cherubinicher Wandersmann, 1657), et le pseudonyme de l’auteur (Angelus Silesius) me semblaient
alors friser le canular.
Rilke a épuisé jusqu’à l’anémie
la rose, sommeil de personne sous tant de
paupières. Censés recueillir et conserver l’ultime essence exprimée par la
rose, ces textes que je retrouve aujourd’hui ont la persistante fadeur d’un pot
pourri oublié parmi de vieux livres, la fade amertume des amours mortes.
L’édition spéciale d’un quotidien du matin, parue il y a plus de vingt ans
parfumée à la rose, est aujourd’hui
complètement éventée. Les pétales des roses que l’on fait sécher tête en bas
(sinon elles pourrissent), ont la même fragilité cassante que les feuillets des
livres anciens imprimés sur un papier trop acide. Sur les pages des gros
bouquins où on les aura mis à la presse, les pétales de rose diaphanes se
fondent en une troublante coalescence avec le texte imprimé, laissant une
infime tâche brunâtre là où ils ont disparu.
Je ne connais pas d’image qui traduise mieux
ce que je cherche à dire quela Vanité avec crâne, livre et roses de David de
Heem que l’on peut voir au Nationalmuseum
de Stockholm.
Autant se placer alors sous de
nébuleux auspices et déchiffrer la grammaire des nuages et la rose des vents,
comme nous y invite l’Atlas internacional
dels núvols i dels estats del cel, publié à Barcelone en 1935. La planche
n°45 présente une photographie du ciel de Barcelone le 9 novembre 1923 à 8h10.
Au dessous, un schéma en propose l’analyse ainsi légendée : Altostratus opacus. La couche nuageuse
couvre tout le ciel, mais son épaisseur est très variable. En G, une épaisseur
très sombre ; en E, une zone mince. Le soleil fait encore une tâche
lumineuse (S) autour de laquelle apparaît la structure fibreuse du nuage. Mais
il est évident que si l’astre passait derrière G, il serait entièrement
recouvert. Dans la lumière précaire, on reconnaît la silhouette du quartier
populaire de Poblenou
:
cheminées d’usines, immeubles d’habitation, structure métallique d’un
gazomètre, entrepôts avec leur raison sociale visible sur un fronton.
Dans une filature, une jeune fille d'une quinzaine d'années est déjà au
travail. Elle a séjourné en France pendant la Prmierre Guerre, enfant.
Sa grande sœur y est
retournée pour s’y marier. Restée à Barcelone, elle entretient son
français par
la lecture de romans à l’eau de rose. Quand je l’ai connue, lors de mes
premiers séjours en Catalogne, Poblenou
avait gardé son aspect antique, sa grisaille, ses rues courant vers la mer
arrêtées brusquement par le mur d’une usine. Sur la terrasse, Carrer Lutxana, une forêt d’antennes de
télévision ajoutait juste une frange indécise à la silhouette du quartier
contre le ciel. On capte bien l’eau des nuages avec de grands filets tendus aux
cols arides du Pérou ou du Chili. Elle est morte il y a quelques années.
On rature le quartier populaire de Poblenou. On a rasé des usines, abattu des murs, prolongé la Diagonal jusqu'à la mer, loti, tamisé et damé le sable des plages. Un projet de tours est pour le moement bloqué par les protestations des habitants du quartier. Le Carrer Llacuna est en sursis.
l
Une image me fascine comme un souvenir d'enfant effacé. C'est un bois gravé de Miquel Clivillé, De Cara al Mar (Face à la Mer),
couverture de la revue Poble Nou,
n°15, juillet 1925 : il montre une fenêtre ouverte sur la mer. Sur le
balcon, dans deux pots, une rose en bouton et une rose épanouie. Dans le ciel,
quatre étoiles brillent. Sur une mer agitée où des vagues obstinément s’enroulent, un bateau glisse, et sa voile gonflée
occupant toute la partie supérieure du cadre cache la cinquième étoile qui
formerait avec les autres le W
perecquien de Cassiopée.
Dans l’espace lacunaire, sur
des caillebottis, avec Rosita, je longe lentement la langue littorale de Poblenou. La rose des vents tourne et
profite aux véliplanchistes. Face à la
mer, je rêve à d’autres voiles littérales. Dans le ciel gris, sans étoiles,
passent à l’infini les signes
contradictoires des nuages, e il naufragar
m’è dolce in questo mare. Je ne suis plus retourné à Barcelone depuis.
Avant de partir je suis allé seul revoir, au parc Güell, le dragon que Gaudí a
couvert d’écailles de faïence multicolore.
Tanka del retorn
D’un verd tant fràgil
el fullam impassible
reflecteix
el cel.
Així la
primavera
pot
néixer en la grisor ?
Haïku
du jardin stérile.
Le maçon plante
des
fers verticaux ;
jamais n’en sortiront des fleurs.
D’un vert si fragile,
le feuillage impassible
reflète le ciel.
Ainsi donc le printemps
peut-il naître dans la grisaille ?
Le tiré à part de cette nouvelle vous est offert par Rémi Cassaigne, les éditions Denoël et la Librairie des Abbesses